Le Grand Portrait : Laurence Bonicalzi-Bridier (groupe Le Monde, Mpublicité)
Notre entretien avec la Présidente de MPublicité (Groupe Le Monde), Laurence Bonicalzi-Bridier, s’est déroulé rue Auguste Blanqui, dans les locaux de cette célèbre institution. Nous connaissons Laurence depuis quelques temps mais comme au printemps le temps est par définition changeant, nous souhaitions prendre quelques nouvelles et alors en profiter pour comprendre comment un éditeur puissant vivait cette transformation digitale dont tout le monde parle.
Dans son livre, L’Homme à venir, Pierre Calmard (Dentsu Aegis Network) nous expliquait comment un éditeur comme L’Équipe avait changé le positionnement de sa marque. On ne fait plus désormais référence à un simple quotidien mais à un ensemble de médias ou services proposés dans l’environnement du sport : un journal donc, mais aussi un site internet, une chaîne de télévision, des événements, etc.
Qu’en est-il du Groupe Le Monde ? Comment cette régie que Laurence pilote accompagne-t-elle ce changement ? Comment est-il possible de résister au duopole Google et Facebook ?
Ce sont toutes ces questions et bien d’autres que nous avons posées.
Voilà ce que nous avons compris.
THÈSE, ANTITHÈSE, SYNTHÈSE
Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous jetons un coup d’œil dans le rétroviseur histoire de bien valider que le conducteur n’est pas présent dans son véhicule alors que nous nous apprêtons à effectuer un créneau qui défie les lois de la physique.
Laurence nous rappelle qu’avant de rejoindre The Groupe que toute la planète éditoriale nous envie, elle avait tout de même passé neuf années chez Weborama.
Nous ne reviendrons pas en détail sur son parcours qui finalement fut linéaire, au travers des médias (Publicis, Axel Springer, 20 Minutes) et du digital puisque dès 1999, Laurence abordait les problématiques des sites internet éditeurs chez Libération. Son passage chez le roi de la data fut effectué en trois temps, puisqu’elle lança la première offre de ciblage comportemental avant de développer la partie éditeurs. Les dernières années, elle était devenue Directrice Générale de l’entité française depuis que la société se concentrait sur le développement de sa DMP.
Pour Laurence, la boucle est bien bouclée et ce ne sont pas les jolies photos que nous avons effectuées qui le démentiront. « Mon job actuel est la parfaite synthèse de tout ce que j’ai pu apprendre et comprendre. La transformation de la régie d’un groupe Media. J’ai eu la chance de travailler sur le digital très tôt, de même que sur la data. Mettre à profit cela au sein d’un groupe media leader c’est un cadeau. »
LE SOLEIL D’AUSTERLITZ
Lorsque l’on demande des nouvelles de quelqu’un qui a un certain âge, je ne parle bien évidemment pas de Laurence, il y a toujours ce moment d’angoisse où l’on va vous apprendre que tout ne va plus si bien. Le journal Le Monde fut créé en 1944 et pour tous les neuneus du digital que nous sommes, il est bien évidemment certain que « de toute façon, plus personne ne lit quoi que ce soit » et que par conséquent, si c’est pas mort encore, c’est que ça ne saurait tarder.
Laurence me reprend alors immédiatement de volée et m’adresse un retour de fond de cours puissant et précis : « Je vais te donner deux exemples qui traduisent parfaitement l’état dans lequel un groupe comme le nôtre se trouve :
1) Nous déménageons en 2019 à Austerlitz ou le groupe construit son futur siège.
2) Cela fait 20 mois consécutifs que la diffusion du Monde augmente et la croissance du nombre d’abonnés est de 40% en 2017.
Toutes les marques du groupe voient leur audience progresser. Nos grands formats et nos tribunes sont de plus en plus lus. »
Le modèle freemium est dominant au sein du Groupe. Je note dans un petit coin de ma tête que le WeWork Lafayette n’est pas the only place to be et qu’annoncer des croissances de 100% est probablement plus simple quand on part de pas grand chose voire de rien.
NOTRE AUDIENCE N’EST PAS ANTI-PUB. ELLE SOUHAITE SIMPLEMENT QUE L’ENVIRONNEMENT PUBLICITAIRE SOIT COHÉRENT AVEC LE CONTENU ET LA QUALITÉ ÉDITORIALE QUE NOUS PROPOSONS
L’AUDIENCE AVEC LES LOUPS
Avant de rentrer dans le détail de la transformation digitale et plus précisément de sa mission, Laurence me donne quelques chiffres pour que je comprenne un mieux la situation. « Le Groupe Le Monde est constitué de plusieurs éditeurs comme Le Monde donc mais aussi L’Obs, Télérama, le Huffpost, Courrier International, La Vie, etc. Ce sont au total plus de 1400 employés dont 893 journalistes. Côté publicité, nous sommes une équipe de 130 personnes et le CA de la régie représente 1/4 des revenus du Groupe. Nous comptons actuellement 250 000 abonnements dont 140 000 exclusivement numérique sur la marque Le Monde. »
On comprend ainsi que la clé de la serrure qui ouvre toutes les portes du succès de cette jolie entreprise, c’est le contenu. Parce que derrière ce contenu, ou plutôt face à ce contenu en fait, il y a une audience et c’est bien celle-ci qui, à hauteur de 75% si nos calculs sont exacts, alimente les caisses du Groupe.
Laurence précise : « Le groupe a majoritairement adopté un modèle freemium comme d’autres grands groupes de presse tels le New York Times, le Washington Post… L’attachement à nos marques est très important. Le temps passé, le nombre de pages lues par visiteurs, etc, tous les indicateurs sont au vert et nous démontrent combien nos audiences sont engagées. Il faut néanmoins bien comprendre que celles-ci ne sont pas anti-pub. Elles souhaitent simplement que l’expérience publicitaire soit cohérente avec le contenu et la qualité éditoriale que nous proposons. Ceci est encore plus vrai pour les abonnés puisque certains formats publicitaires sont également visibles dans ces parties réservées. C’est la crème de la crème puisqu’il est vital pour notre Groupe d’assurer à nos lecteurs la meilleure expérience possible. »
NOS DIFFÉRENTES MARQUES NOUS FOURNISSENT UNE MATIÈRE PREMIÈRE EXTRAORDINAIRE ET NOTRE MISSION ET DE TROUVER LES MODÈLES PUBLICITAIRES EFFICACES ET INNOVANTS.
JURASSIC PARK
Je pose alors inévitablement la question de la relation que la régie, M Publicité donc, entretient avec l’éditeur. En bon journaliste d’investigation que je suis, j’avais regardé en amont de ce rendez-vous le film Pentagon Papers de Steven Spielberg sorti en 2017. Ça ne vaut certes pas E.T. ou Indiana Jones, mais pour l’intellectuel historien que je suis avant tout, cette relation complexe au Post entre l’éditeur (Tom Hawks) et la propriétaire (Meryl Streep) est particulièrement intéressante. La conclusion est d’ailleurs assez limpide : si ce n’est pas le contenu qui pilote un titre, cela ne peut pas être un journal.
Cette parenthèse cinématographique une fois fermée, Laurence m’explique comment cela fonctionne pour elle au quotidien : « C’est notre relation la plus importante puisque nous sommes à son service. Nos différentes marques nous fournissent une matière première extraordinaire et notre mission est de trouver les modèles publicitaires efficaces et innovants.
L’indépendance est absolue mais la collaboration est totale. Nous apportons bien entendu des revenus mais aussi des données qui enrichissent la connaissance des audiences… Les éditeurs et les directions des rédactions sont aussi amenés à rencontrer nos clients pour expliquer les positionnements et choix éditoriaux et échanger sur leurs stratégies respectives. Cela leur permet de mieux comprendre les problématiques des agences et des annonceurs notamment sur les contenus de marques, même si ils n’interviennent jamais sur leurs productions. »
MÉTAMORPHOSE
La transformation digitale, c’est un peu comme la prose de Monsieur Jourdain, tout le monde en fait sans le savoir, mais comme notre ami bourgeois a les poches profondes et qu’il est gentilhomme, vous vous retrouvez avec une armée de consultants qui viennent vous expliquer pourquoi les emails c’est mieux que le fax même s’il ne faut pas tout de même perdre son focus sur ses tâches sinon la productivité pourrait en prendre un coup. Chez M Publicité, Laurence m’explique que cette transformation s’organise essentiellement autour de trois thèmes : les modèles, les offres et l’organisation. Mais encore demandé-je ? « La temporalité est clé, centrale. Les contenus sont produits en continu et les interactions avec les audiences constantes. »
NOUS APPORTONS BIEN ENTENDU DES REVENUS MAIS UNE MEILLEURE CONNAISSANCE DES AUDIENCES
« Nous pouvons donc travailler sur le temps, les contextes et l’audience planning. Nous interagissons avec les audiences en proposant des expériences publicitaires adaptées en parfaite harmonie avec les contenus. Les commerciaux ne sont plus attachés à un média ou un éditeur, ils ne mettent même plus désormais la régie en avant comme cela pouvait être le cas par le passé. Notre trésor c’est notre audience et notre savoir-faire, c’est de créer des points de contacts avec celle-ci, que cela soit dans le quotidien, dans nos hebdos, sur les sites, au travers de nos événements, etc.
Un produit qui fonctionne particulièrement bien par exemple au niveau des abonnements, c’est l’hybride entre le on-line pendant la semaine et le print en week-end. »
Je pose alors la question qui tue histoire de bien montrer que cet entretien est particulièrement sérieux : « Et le mobile dans tout cela ? Parce que l’année du mobile, on y est presque me semble-t-il ? »
Laurence sourit. Je jubile. Elle me confie : « Toute nouvelle version d’un site part désormais du mobile. Autrement dit, le mobile n’est plus une question puisqu’il s’agit de l’essence même de notre réflexion digitale. »
VINGT ANS APRÈS
Laurence me parle alors des événements que le groupe organise afin d’être en contact avec son audience. On évoque également le continent africain où de plus en plus de lecteurs parcourent ces contenus. J’en viens alors à conclure qu’à 74 ans, un journal comme Le Monde et le groupe qui y est attaché font encore preuve d’un sacré dynamisme. J’ai le plaisir de temps en temps de participer à quelques compétitions d’athlétisme réservées aux Masters comme on dit de nos jours afin de ne plus froisser les porteurs de la Carte Vermeil, et leurs devises est la suivante : « You’re never too old ». Notre environnement de start-up est vivifiant parce que cette jeunesse entreprenante vous transmet cette énergie.
N’oublions pas que l’on peut parfaitement ressentir la même chose au contact d’institutions plus anciennes mais drivées par des managers ultra-motivés. Passez quelques temps avec Laurence Bonicalzi-Bridier et je vous prends le pari que vous lui trouverez beaucoup plus d’envies que nombre de nos fameux millenials. Et quelque chose me dit que dans vingt ans, on continuera à parler du Groupe Le Monde.
Snap ? Twitter ? Pas certain.
FACE B
Dans notre univers du marketing digital, comprendre précisément le positionnement d’un acteur est toujours relativement complexe. Telle technologie sera destinée aux vendeurs (sell-side) mais sera tout de même utilisable par les acheteurs pour la partie mobile (buy-side), etc.
Pour une régie comme M Publicité, on peut objectivement partir du principe que cet exercice de compréhension devrait logiquement être assez basique : les rédactions produisent des contenus et la régie les monétise.
Ceci étant, pour entrer un peu dans le détail, le plus simple est encore de demander à la présidente de M Publicité, Laurence Bonicalzi-Bridier, quels rapports elle entretient avec les différents acteurs du marché. Voici ses réponses :
LES AUTRES ÉDITEURS
« Le partenariat avec le Figaro nous parait parfaitement cohérent et ambitieux (plus d’1,5 M€ de revenus et 85 campagnes depuis le lancement). Il nous permet de proposer avec un guichet unique encore plus de puissance en touchant 80% des internautes français même si avec Le Groupe Le Monde, 50% étaient déjà accessibles. »
UN PRODUIT QUI FONCTIONNE PARTICULIÈREMENT BIEN PAR EXEMPLE AU NIVEAU DES ABONNEMENTS, C’EST L’HYBRIDE ENTRE LE ON-LINE PENDANT LA SEMAINE ET LE PRINT EN WEEK-END
« Nous allier sur la data avec d’autres éditeurs n’aurait pas eu de sens. Nous ne souhaitons pas donner accès à nos bases de données. Notre relation avec nos abonnés et nos audiences nous obligent. Ces dernières ne peuvent être noyées et exposées à des campagnes sans logique ou affinité. Nous sommes par ailleurs devenus depuis le début de cette année la régie externe des sites de Radio France. Si dans ce cas précis, la cohérence des audiences était telle qu’il nous est apparu naturel de développer ce type d’accord, ce n’est pas pour autant quelque chose que nous souhaitons multiplier. »
LE PARTENARIAT AVEC LE FIGARO NOUS PARAIT PARFAITEMENT COHÉRENT ET AMBITIEUX (PLUS D’1,5 M€ DE REVENUS ET 85 CAMPAGNES DEPUIS LE LANCEMENT). IL NOUS PERMET DE PROPOSER AVEC UN GUICHET UNIQUE ENCORE PLUS DE PUISSANCE EN TOUCHANT 80% DES INTERNAUTES FRANÇAIS
LES SOCIÉTÉS AD-TECH
« Nous avons effectué un tri important car notre offre n’était plus assez claire. Notre audience était accessible au travers de différentes plateformes et il nous était dès lors impossible de proposer une expérience unique à nos clients. Nous continuons bien évidemment d’utiliser de nombreuses technologies extérieures mais nous sommes désormais les seuls à les opérer. Nous renforçons ainsi notre contrôle sur nos inventaires et gagnons énormément en lisibilité auprès du marché. »
LES GAFA
« Voilà la définition parfaite des frenemies, ce mot valise qui mélange friends et ennemies. Les GAFA captent l’essentiel du marché publicitaire et cette tendance va en s’amplifiant mais nous pensons avoir une carte très importante à jouer. Nous nous sommes réinventés et sommes désormais parfaitement armés pour ne pas laisser aux GAFA le soin de, seuls, dessiner les modèles publicitaires de demain.
Nous avons effectué un travail important pour créer un environnement particulièrement propice aux campagnes publicitaires de qualité. Nous avons énormément simplifié notre offre. Notre volume d’inventaire a ainsi été réduit de 40% puisque nous avons supprimé tous les espaces dont la visibilité n’était pas suffisante. Sur mobile d’ailleurs, seul un format par écran est désormais proposé. »
IL N’EXISTE PLUS QUE DEUX POSSIBILITÉS POUR ANNONCER SUR NOS SUPPORTS : M PUBLICITÉ ET SKYLINE
« Les temps de chargement des pages ont été réduits. Enfin, les accès à ces inventaires ont été considérablement simplifiés puisqu’il n’existe plus que deux possibilités pour annoncer sur nos supports : M Publicité et Skyline. Ceci étant, et il suffit de prendre la partie technologique comme exemple, nous collaborons également de manière étroite avec eux. Nous utilisons ainsi le stack Google / Doubleclick mais nous avons par contre choisi une DMP indépendante, Weborama en l’occurence, afin de ne pas dépendre intégralement d’un seul partenaire.
Ensuite, nous nous inspirons également des GAFA, dans leur façon d’accompagner les clients et de proposer des expériences singulières. Le défi est hyper important mais nous croyons fermement à notre statut de créateurs de contenus à haute valeur ajoutée. De mon point de vue ce qui fera la différence : la vitesse, l’excellence opérationnelle, le pilotage de la valeur et … prendre des engagements . »
LES AGENCES
« Nous ne sommes pas une agence et nous ne ferons jamais le travail d’une agence et à l’heure où certains éditeurs opèrent des rapprochements avec ce type d’entité, nous souhaitons pour notre part continuer à travailler main dans la main avec elles. Grâce à notre studio interne, nous pouvons facilement créer des formats, raconter des histoires, parfaitement adaptées à notre audience, mais ce travail spécifique à notre environnement est complémentaire de celui que peuvent proposer les agences aux annonceurs, pas concurrentiel. Par contre, dupliquer des plans par souci de simplicité ne peut pas être une solution. Les agences doivent nous aider dans la promotion de nos innovations. »
LES ANNONCEURS
« Comme expliqué, nous nous sommes réinventés et adaptés même si ce travail est encore en cours, mais c’est désormais aux annonceurs de jouer le jeu et de nous faire confiance. Les objectifs de campagne sont de plus en plus court-termistes et il est complexe de travailler sur des séquences un peu longues qui nous permettraient de proposer des dispositifs encore plus innovants. Les tests sont beaucoup trop rares et quand ils existent, leurs ambitions sont trop réduites.
La dimension prix est par ailleurs prépondérante dans la majorité des campagnes même si les comparaisons sont souvent biaisées. Dans l’idéal, il faudrait que les annonceurs puissent comparer de manière objective les résultats de campagnes entre elles, mais pour cela, encore faudrait-il que l’on s’entende sur des KPI communs et cohérents. »
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