Le Grand Portrait : Gautier Picquet, Publicis Média
Cet entretien a eu lieu le 12 juillet 2018, soit exactement vingt ans jour pour jour après la fameuse victoire de l’équipe de France contre le Brésil. Le lendemain, le 13 donc si nos comptes sont exacts, les joueurs s’étaient retrouvés aux pieds des Champs-Elysées, sur la terrasse de l’Hôtel Crillon, pour célébrer ce succès et donc présenter le trophée à une foule en délire.
J’y étais, pas sur la terrasse mais dans la foule bien sûr. Le hasard n’existant bien évidemment pas, je suis donc parti du principe que si Gautier Picquet, Président Directeur Général de Publicis Média avait lui-même choisi cet endroit symbolique pour notre rencontre, le nouvel Hôtel Crillon tout beau tout neuf, qui plus est en cette date historique, j’allais bien évidemment m’entretenir avec un vrai fan de sport et de football en particulier.
J’avais donc revêtu pour cette occasion mon plus joli maillot frappé du coq, un modèle 2008 pourtant symbole d’un Euro complètement raté. Nous allions discuter de la finale à venir contre la Croatie, nous parlerions tactique, système, gestion du groupe et hop le fil conducteur de cet interview serait vite trouvé.
Mon entrée dans cet Hôtel fut objectivement croquignolesque, la journée d’anniversaire spéciale France 98 n’étant semble-t-il pas vraiment d’actualité. Gautier arriva à son tour, accompagné d’Arnaud Lauga, Directeur Général de Zénith, et je compris rapidement que si Arnaud est une encyclopédie vivante du sport, notre discussion avec Gautier allait plutôt s’orienter sur le métier d’agence, la transformation digitale et surtout le management. N’était-ce pas finalement ce pour quoi nous devions nous rencontrer ? Je remballais mes questions tactiques et voilà le résultat de ce que j’ai cru comprendre.
CELUI QUI PENSE QUE LA VICTOIRE NE COMPTERA PAS NE GAGNERA JAMAIS RIEN (PELÉ)
Si je ne devais retenir qu’un seul point de cet entretien, c’est que Gautier Picquet déteste par-dessus tout la défaite. Il exècre tellement ce sentiment qu’il mettra tout en œuvre, et peut-être même parfois bien au-delà, pour absolument l’éviter. Le goût de la victoire est satisfaisant mais celui de la défaite est bien plus insupportable. Amusez-vous à provoquer Gautier à quoi que ce soit et soyez bien certain que s’il accepte de relever le défi, c’est qu’il n’envisage absolument pas de le perdre, que ce n’est même pas le début d’une option. Il faut aussi bien comprendre que la gloire ne l’intéresse pas, seul le résultat compte et jamais il ne s’engagerait dans un combat qu’il saurait perdu d’avance, pour la beauté du geste ou l’esprit de chevalerie. Il n’existe pas de beaux perdants par définition et non je ne craquerai pas en vous parlant du beau jeu qui n’aurait d’intérêt que s’il était au service du projet, du groupe et donc de la victoire. Au revoir Michel Hidalgo et bienvenue Didier Deschamps.
JE SUIS TOMBÉ DANS LA MARMITE DE LA POTION MAGIQUE DU TRAVAIL IL Y A UN PEU PLUS DE 20 ANS ET JE N’EN SUIS FINALEMENT JAMAIS RESSORTI
A NOUS LA VICTOIRE
Mais Gautier Picquet n’est pas intéressé par la victoire individuelle et les médailles qui vont avec. Un challenge personnel de type « être le premier homme à gravir le Mont-Blanc chaussé d’une paire de tongues » ne l’intéresse absolument pas. Le « personal branding » si fréquent de nos jours et accessoirement si insupportable n’est pas sa tasse de thé. Il doit même en avoir un avis très arrêté voire définitif sur le sujet. Il arrive certes à Gautier de partager, de retweeter, de liker mais vous ne le verrez jamais poster un selfie avec en bonus une citation du Dalaï-Lama qu’il viendrait à peine de croiser. Ce n’est pas la gloire qui l’intéresse mais le défi, et dès lors qu’il sera relevé, toute l’équipe devra être au diapason. Il arrive bien évidemment que l’une des cinq agences qu’il chapeaute ne remporte pas l’un des pitchs, 87 au cours des 12 derniers mois, mais jamais cela ne doit être par manque de travail.
Gautier se donne corps et âme pour son métier et il attend de ses équipes qu’elles en fassent autant. Je comprends alors que Gautier travaille en moyenne 20 heures par semaine demandais-je admiratif façon Brice de Nice ? « Je suis tombé dans la marmite de la potion magique du travail il y a un peu plus de 20 ans et je n’en suis finalement jamais ressorti » me précise-t-il. J’en viens à me dire que les membres doivent également collectionner un certain nombre de notes de taxi pour cause de retours tardifs à leur domicile mais à ce sujet, Gautier est formel : « Le Comex, nous sommes 15, est mis à dure épreuve. C’est une équipe que j’ai choisie et composée mais qui connait parfaitement mon mode de fonctionnement, mes exigences mais aussi tout le bonheur que l’on peut retirer de ce type de collaboration. Le pire des patrons, c’est celui qui vient simplement pour payer l’addition. Je me dois de montrer l’exemple et d’être, autant que faire se peut, irréprochable. »
Nous sommes donc loin de cette image d’Epinal où tout le travail en agence serait effectué par des stagiaires payés au lance-pierres. Gautier complète : « Je vérifie moi-même personnellement tous les tableurs Excel par exemple. »
Gautier est un premier de cordée et il attend de sa garde rapprochée un engagement total.
C’EST PARCE QUE NOUS GÉRONS ET COMPRENONS PARFAITEMENT NOS ÉQUIPES QUE NOUS POUVONS ALORS PROPOSER DES SOLUTIONS ADAPTÉES À NOS CLIENTS
LA VICTOIRE EN CHANTANT
On commence alors à se dire que travailler pour Gautier ne doit pas être amusant tous les jours. Il confirme. On comprend alors qu’il ne supporte pas la médiocrité ou l’à-peu-près. Vous me direz que personne n’apprécie vraiment ce type de qualités largement sous-estimées dans notre monde productiviste, mais nous n’avons certainement pas tous les mêmes niveaux d’exigence. « Monsieur Plus » comme l’appelle parfois ses équipes, est hyper exigeant, dur et même parfois pénible si j’en crois le regard amusé d’Arnaud au moment où ce mot m’a échappé.
LE COMEX, NOUS SOMMES 15, EST MIS À DURE ÉPREUVE. C’EST UNE ÉQUIPE QUE J’AI CHOISIE ET COMPOSÉE MAIS QUI CONNAIT PARFAITEMENT MON MODE DE FONCTIONNEMENT, MES EXIGENCES MAIS AUSSI TOUT LE BONHEUR QUE L’ON PEUT RETIRER DE CE TYPE DE COLLABORATION. LE PIRE DES PATRONS, C’EST CELUI QUI VIENT SIMPLEMENT POUR PAYER L’ADDITION. JE ME DOIS DE MONTRER L’EXEMPLE ET D’ÊTRE, AUTANT QUE FAIRE SE PEUT, IRRÉPROCHABLE
« Il ne faut jamais se contenter » m’explique-t-il en mode devise définitive. En réalité, Gautier se voit comme un chef d’orchestre et il ne supporte pas la moindre fausse note qui viendrait gâcher ou même détruire l’harmonie du groupe. Si le musicien joue faux, c’est qu’il ne travaille pas assez, qu’il ne joue pas du bon instrument ou encore qu’il a été mal choisi. La responsabilité de Gautier est alors engagée dans tous les cas car cela sera son rôle de repositionner le contrevenant, de le motiver ou parfois de s’en séparer. « Je connais le prénom des 1 000 personnes qui travaillent dans les agences que je pilote. Nous sommes « talents oriented » avant tout. C’est parce que nous gérons et comprenons parfaitement nos équipes que nous pouvons alors proposer des solutions adaptées à nos clients » conclut-il.
Pour continuer dans le registre musical, je comprends également que chaque intervenant doit aussi apprendre des autres et donc sentir quand il doit intervenir, écouter les autres ou se mettre en retrait. Gautier nous parle alors d’Arnaud Lauga ici présent. « Un expert technique data doit apporter une touche technologique quand celle-ci est nécessaire et surtout cohérente au regard du besoin de notre client. En tant que chef d’orchestre, c’est mon rôle de savoir donner la parole à un soliste au moment opportun et alors de le laisser s’exprimer en toute confiance. » J’enregistre et digère. Gautier enfonce alors le clou: « Je crois énormément en l’expertise en connaissance partagée ». Et sinon les amis, vous en pensez quoi du fait que Giroud ne marque pas de but alors qu’il est numéro 9 ? On le vire, on le fait bosser un peu plus devant le but ou en fait on n’a rien compris sur sa fiche de poste ?
A MORT L’ARBITRE
Dans cette quête obsessionnelle de la victoire, il existe une autre dimension que Gautier déteste, c’est le non-respect des règles et dans notre contexte, plus particulièrement celles de la concurrence. Gautier adore la compétition, je pense que nous l’avons tous bien compris. Mais il faut pour cela que les règles du jeu soient les mêmes pour tout le monde sinon, à quoi bon. Google et Facebook ne sont bien évidemment pas directement concurrents, mais en attendant, Gautier considère qu’il est inacceptable que ces mastodontes bénéficient en France d’une ristourne de 14% côté impôts, que le GDPR s’applique finalement essentiellement aux autres et que leurs audiences ne soient pas sérieusement auditées par des outils externes et indépendants.
A la différence de beaucoup d’entre nous qui finalement avons beaucoup de principes mais continuons d’acheter sur Amazon parce que oui c’est plus simple et que l’avis de mon best friend récolté sur Facebook était tout de même particulièrement pertinent même si mes recherches Google n’étaient pas tout à fait d’accord, Gautier agit. Je ne connais pas son historique de navigation mais je sais qu’il est non seulement vigilant mais qu’en plus il intervient dans les hautes sphères pour que tout cela change. L’adhésion de Facebook au SRI ? Admettons même si le principe a objectivement un côté surréaliste. Que Google participe au CESP, c’est no way ! Gautier et le Groupe Publicis par conséquent refuseront toujours de participer à cette mascarade.
Et l’on comprend alors que Gautier est actif dans diverses institutions en exerçant par exemple la présidence de l’ACPM et du CRTM qui n’ont semble-t-il rien à voir avec une quelconque amicale de joueurs de pétanque. Pour les novices dopés aux DMP et autres SSP que nous sommes, sachez que l’ACPM, c’est l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias quand le Club de Recherches Tous Médias correspond au CRTM. Pour cette relation avec Google et Facebook, Gautier précise : « On ne tape pas sur les leaders, on s’en inspire. Ils achètent la paix et il est clair que nous devons travailler de manière intelligente avec ces sociétés. Google est impressionnant de par sa puissance technologique. Je suis plus circonspect concernant Facebook même si Instagram est une réussite colossale. »
DÉLIVRANCE
C’est alors que je me décide à tenter d’apporter un peu de valeur ajoutée. J’étais à Cannes, Publicis n’y était pas, j’ai donc probablement pu y récolter des informations ultra confidentielles. Je me lance, serein. « Que pensez-vous du fait que tous les acteurs, régies ou technologies, contactent désormais directement les annonceurs alors que ce type de démarche eût été jugée inconvenante dans un passé pas si lointain ? » Gautier sourit. Mon scoop tombe donc un peu à l’eau. « Je ne crois absolument pas à la désintermédiation. Notre métier a complètement évolué au cours des dernières années. Nous étions il y a une vingtaine d’années sur un principe de massification. Nous étions des acheteurs et nos rémunérations étaient basées sur des volumes. Nous avons évolué vers un rôle de conseil où désormais la transparence est complètement de mise. Nous roulons à capot ouvert. »
Et l’on comprend alors que Gautier, bien au contraire, invite les partenaires historiques à rencontrer les marques pour présenter leurs compositions. Un bon joueur de banjo restera un bon joueur de banjo même s’il est accompagné d’un ami guitariste certainement excellent. Ils ne pourront pas pour autant répondre seuls à des problématiques dignes d’un orchestre philharmonique. Le job de Gautier et de ses équipes, c’est justement d’aider ses clients à comprendre comment notre banjoïste pourrait ou non être intégré dans un plan plus global.
ON NE TAPE PAS SUR LES LEADERS, ON S’EN INSPIRE. ILS ACHÈTENT LA PAIX ET IL EST CLAIR QUE NOUS DEVONS TRAVAILLER DE MANIÈRE INTELLIGENTE AVEC CES SOCIÉTÉS
LA PETITE SIRÈNE
Je ne lâche pas pour autant l’affaire concernant mon histoire de Cannes et j’embraye. Publicis n’était pas présent mais nombre de sociétés de conseil avaient envahi l’espace, que cela soit IBM, Accenture,… J’ai même eu le plaisir de discuter avec Jakob Bak, CTO et co-fondateur de AdForm, société danoise de 850 salariés qui propose aux marques des solutions de type AdServer, DMP, DSP. Jakob me signalait que du fait du background technologique de sociétés comme Accenture justement, il était plus facile de se comprendre et donc de proposer in fine des solutions plus innovantes à des marques. Gautier réplique : « Nous sommes en contact avec l’ensemble des décideurs chez la marque, du CEO au CMO en passant par le CTO ou le CDO. L’expertise technologique n’a de sens que si elle est directement reliée à une expertise client. Ce sont ces dimensions multiples que nous mettons en avant chez Publicis, avec bien évidemment toute cette brique créativité qui nous caractérise. »
Dans notre monde des start-up, scale-up, whatever-up et régulièrement-down, nous sommes rarement amenés à converser avec des managers qui pilotent une équipe composée d’un millier de personnes confrontées à des problématiques clients dispersés dans plus de 174 pays. Et voilà comment l’on découvre, que l’on entraperçoit plus exactement, le début de ce que doit être la complexité de ce type d’organisation.
Pour ma part, je vais plutôt tenter en solo une petite reprise de la Danse des Canards que me lancer dans une formation de chef d’orchestre façon Herbert von Karajan. Parce que comme me disait le Dalaï-Lama au cours du match France-Argentine, connaître ses propres limites, n’est-ce pas le début de la maturité ?